CHAPITRE III

Dans un appartement londonien, le téléphone sonna. Hercule Poirot s’agita dans son fauteuil. Il devina, avant même de savoir qui l’appelait, que son ami Solly avec lequel il devait passer la soirée pour confronter leurs théories respectives quant à l’affaire du bain Municipal de Canning Road et tenter d’en découvrir l’auteur, se décommandait.

— Il a sans doute un bon rhume, se dit Poirot, et il y a des chances pour qu’en dépit de tous les médicaments que j’ai sous la main, il me l’aurait passé. Il vaut donc mieux, tout compte fait, qu’il ne vienne pas. Tout de même[2], à cause de ce contretemps, je vais vivre une bien morne soirée.

Il reconnut cependant que depuis qu’il avait pris sa retraite, la plupart de ses soirées se déroulaient, monotones. Son esprit (qu’il tenait pour exceptionnel) exigeait une stimulation extérieure continue. Poirot ne possédait pas un tempérament de philosophe. Parfois, il regrettait de ne pas avoir, dans sa jeunesse, orienté ses études vers la théologie plutôt que s’être engagé dans la criminologie. Il aurait aimé se lancer avec des confrères, dans de longues discussions touchant des problèmes encore jamais résolus.

Son domestique, George, entra discrètement.

— Mr. Solomon Levy a téléphoné à Monsieur.

— Ah ! oui ?

— Il regrette beaucoup de ne pouvoir vous rencontrer ce soir. Il est couché avec une mauvaise grippe.

— Il n’a pas la grippe, George, mais seulement un méchant rhume. Tout le monde croit avoir la grippe. Cela impressionne et suscite la sympathie apitoyée des bien-portants.

— Il vaut cependant mieux qu’il ne vienne pas, Monsieur. Ces rhumes sont contagieux. Il ne vous vaudrait rien d’en attraper un.

Poirot fut de cet avis. La sonnerie du téléphone retentit de nouveau.

— Et maintenant, qui va nous annoncer qu’il est enrhumé ? Je n’attendais pourtant point d’autre visiteur !

George battit en retraite, mais Poirot le retint.

— Je prendrai la communication ici. Je doute que ce soit important, mais enfin… il haussa les épaules. Cela m’aidera à passer le temps. Qui sait ?

George se retira et Poirot prit le combiné.

— Hercule Poirot à l’appareil, lança-t-il, appuyant sur les mots pour impressionner son correspondant.

— Quelle chance ! s’exclama une voix de femme, essoufflée. J’étais presque sûre que vous ne seriez pas chez vous.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que, de nos jours, les événements semblent prendre un malin plaisir à nous décevoir. On a besoin de quelqu’un sans délai et il faut attendre. Je tiens absolument à vous parler et le plus vite possible.

— Et à qui ai-je l’honneur ?

La voix se fit incrédule.

— Ne vous en doutez-vous donc pas ?

— Oh ! si !… pardon ! Vous êtes mon amie Ariadne Oliver.

— Et je suis dans tous mes états !

— Je le devine. Auriez-vous couru ? Vous paraissez hors d’haleine.

— L’émotion ! Puis-je venir tout de suite ?

Poirot hésita. Mrs. Oliver semblait fort excitée et quoiqu’il ait pu lui arriver, elle se perdrait dans le récit de griefs personnels, de doléances, de frustrations de toutes sortes avant d’aborder le but réel de sa visite. Une fois installée dans le sanctuaire de Poirot, il serait sans doute difficile de l’en faire sortir sans manquer à la plus élémentaire courtoisie. Dans une discussion avec Ariadne, il fallait sans cesse veiller à ne pas aborder les sujets dont elle profitait pour vous entraîner dans un tourbillon de paroles inutiles.

— Quelque chose vous a bouleversée, chère amie ?

— Évidemment ! Je ne sais que faire. Je m’y perds. J’ai seulement le sentiment que je dois tout vous raconter. Vous êtes la seule personne susceptible de me conseiller. Puis-je venir, oui ou non ?

— Mais certainement. Je serai ravi de vous recevoir.

Le combiné fut brutalement reposé au bout du fil. Poirot appela George, réfléchit un instant avant de commander une tisane d’orge, un citron pressé et un verre de cognac, pour lui.

— Mrs. Oliver arrivera dans dix minutes, environ.

George disparut et revint avec le cognac dont Poirot but une petite gorgée, prenant ainsi des forces pour l’épreuve qu’il devait bientôt affronter.

— Il est regrettable, murmura-t-il, qu’elle soit de tempérament aussi instable. Elle ne manque pas d’idées originales.

La sonnerie de la porte d’entrée se fit entendre, non pas une simple pression, mais un appel prolongé qui exprimait le désir évident de produire le maximum de bruit.

— Elle est effectivement énervée, estima Poirot.

Il entendit George ouvrir, mais avant que le domestique n’ait eu le temps d’annoncer la visiteuse, celle-ci entrait dans le salon.

— De quoi diable êtes-vous affublée ? s’exclama Hercule Poirot. Laissez George vous en débarrasser ! Vous ruisselez, ma parole !

— Le contraire serait étonnant, puisqu’il pleut !

Poirot l’observa avec intérêt.

— Prendrez-vous une boisson rafraîchissante ou vous persuaderai-je de goûter un petit verre d’eau-de-vie ?

— Je déteste tout ce qui a rapport à l’eau.

Son ton véhément surprit Poirot.

George qui venait d’enlever le manteau trempé, quitta la pièce alors que Poirot demandait :

— Où avez-vous trouvé un pareil vêtement ?

— En Cornouaille. Il est merveilleux, n’est-ce pas ? Un vrai ciré de matelot.

— Très pratique pour un marin sans doute, mais peut-être un peu trop lourd pour vous ? Asseyez-vous et racontez-moi tout.

Se laissant choir dans un profond fauteuil, Mrs. Oliver soupira :

— Je ne sais comment vous expliquer.

— Racontez-moi, n’importe comment.

— Maintenant que je me trouve devant vous, je ne sais par où entamer mon récit !

— Par le commencement, ou jugez-vous cette méthode trop banale ?

— Ma foi, il se peut que l’histoire remonte assez loin dans le passé.

— Calmez-vous et essayez de rassembler dans votre esprit tous les détails que vous connaissez et confiez-les-moi. Dites-moi, par exemple, ce qui a pu vous bouleverser à ce point ?

— Eh bien ! tout a débuté par une soirée !

— Bon, fit Poirot soulagé d’entendre parler d’un sujet aussi simple et sensé qu’une soirée. Donc, vous vous êtes rendue à une soirée et quelque chose d’anormal s’y est produit ?

À brûle-pourpoint, la romancière remarqua :

— Savez-vous qu’ici, on fête la veille de la Toussaint ?

— En effet, le 31 octobre. Son regard pétilla, alors qu’il enchaînait : C’est le jour où les sorcières s’envolent à cheval sur leur manche à balai.

— Il y avait, en effet, des balais, assez mal décorés d’ailleurs, bien qu’on leur ait attribué des prix d’honneur.

— … Je ne comprends pas ?…

Le petit détective jeta un coup d’œil soupçonneux à sa compagne. Le soulagement qu’il avait d’abord ressenti à l’annonce du récit d’une soirée faisait place à de la perplexité. S’il n’avait pas été certain que Mrs. Oliver ne touchait jamais aux boissons alcoolisées, il aurait été enclin à croire qu’elle s’était laissée aller à boire un peu trop.

— Une soirée enfantine, précisa Mrs. Oliver. Ou plutôt pour les élèves de la « Plus de Onze ans ».

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— C’est une formule qui désigne un examen par lequel on juge de l’aptitude des écoliers de onze ans. Les plus brillants poursuivent leurs études secondaires, tandis que les autres sont orientés vers des collèges techniques. Cet examen a d’ailleurs été aboli bien que l’on s’y réfère encore.

— Je dois avouer que je ne vois pas très bien où vous voulez en venir.

Prenant une grande aspiration, Ariadne Oliver lança :

— Au vrai, tout a commencé avec les pommes.

— Ah ?… Évidemment, avec vous, les pommes jouent toujours un rôle primordial. Eh bien ! parlons donc des pommes !

— Le 31 octobre, le jeu des pommes est de tradition.

— Oui, je suis au courant.

— On organise également le jeu du gâteau de farine, celui des miroirs pour les jeunes filles…

— Et grâce auquel elles sont supposées découvrir le visage de leur compagnon de demain. Tout ça, dans le fond, c’est du folklore. Était-ce donc cela votre soirée ?

— Oui, elle eut d’ailleurs un grand succès. La dernière attraction, le Snapdragon fut particulièrement spectaculaire. D’une voix mal assurée, elle ajouta : J’imagine que c’est dans le même temps que… ça s’est produit.

— Quoi donc ?

— Le meurtre ! Les jeux finis, tout le monde prit congé et c’est alors que nous avons constaté son absence.

— L’absence de qui ?

— De Joyce, une fillette. Nous l’avons appelée en essayant de nous rappeler où nous l’avions vue pour la dernière fois. Nous supposâmes qu’elle était partie avec des camarades. Sa mère, venue la chercher, exprima son mécontentement de ce que sa fille n’ait averti personne.

— Avait-elle décidé de rentrer toute seule chez ses parents ?

— Elle n’était pas rentrée. Elle se trouvait dans la bibliothèque. Là où avait lieu le jeu des pommes… Le seau était encore au centre de la pièce, un grand seau galvanisé rempli d’eau…

— Mais enfin, que s’est-il produit ?

— Nous avons découvert Joyce, la tête dans l’eau, parmi les pommes. Elle se tenait encore à genoux dans l’attitude du joueur qui cherche à saisir un fruit avec les dents. On l’avait maintenue ainsi jusqu’à ce qu’elle fût noyée. Noyée dans un seau…

— Avec un frisson, la romancière cria, véhémente : À présent, je déteste les pommes, monsieur Poirot ! Jamais plus, je ne pourrai les regarder avec plaisir !

Le détective la fixa, puis tendant soudain la main, il saisit un petit verre laissé à sa portée, le remplit de cognac et l’offrit à sa compagne, en ordonnant :

— Buvez. Cela vous fera du bien.

 

La Fête du potiron
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